UN SANDWICH À GINZA
Hiramatsu Yôko Illustrations de Taniguchi Jirô
UN SANDWICH À GINZA
Traduit du japonais par Myriam Dartois-Ako
A LA RECHERCHE DU PRINTEMPS
La morsure de l’eau s’est adoucie, ses éclaboussures désor- mais agréables sur la peau. La brise balaie le ciel, lumineuse.
Le printemps est arrivé.
Les prémices de cette saison s’accompagnent chez moi de l’envie irrépressible de préparer un certain plat : de la pétasite du Japon au miso. Pour tout dire, j’aime- rais aller en cueillir les pousses joufflues qui émergent du sol encore enneigé, mais loin des montagnes, c’est un rêve irréalisable ; il ne me reste donc qu’à guetter leur apparition chez le primeur.
Ma recette est la même depuis des années. Je mets à mijoter à feu doux dans une casserole des pousses de péta- site grossièrement hachées avec du miso et un filet de mirin (du saké doux), de sauce soja et de saké de cuisine. Au bout d’un moment, un fumet voluptueux s’élève. Je plonge mes baguettes dans le plat encore brûlant, pressée d’y goûter.
Cette légère amertume, cette âpreté…
C’est la saveur du printemps. Les premiers signes de la saison vous ébranlent les papilles. Le printemps s’engouffre dans votre bouche, toutes digues rompues. Fleurs de colza, crosses de fougère, têtes-de-violon, jeunes pousses de lis plantain ou de prêle des champs… On a envie de croquer à belles dents toutes ces herbes sauvages, ces bourgeons verts gorgés de sève.
La saveur du printemps, c’est la joie du renouveau.
Keichitsu : regain (autour du 5 mars)
Plus qu’un tout petit effort ! A chacun de mes passages sous un cerisier, les yeux sur les bourgeons prêts à éclater, je leur adresse un encouragement muet. Davantage que les fleurs épanouies, c’est l’attente de la floraison, à guetter les boutons, le souffle retenu, qui me rend fébrile.
Les tempuras de saison sont un des autres plaisirs du printemps. C’est le moment ou jamais d’en manger ; l’impatience m’envahit.
Ces beignets retiennent les goûts et les parfums sans en perdre une miette et c’est ce qui fait leur délice. Parce que les saveurs printanières sont tout en discrétion. Si on n’y prend garde, l’amertume et l’âpreté s’évaporent en un clin d’œil. Il n’y a que les tempuras pour les embrasser d’un coup.
Lorsque j’ouvre d’un geste vif la porte du restaurant Iwai à Ginza 6-chôme, le patron, Iwai Yoshirô, sanglé dans sa tenue d’un blanc immaculé, est concentré sur la cuisson des tempuras. L’huile frétille dans un crépite- ment clair. Aussitôt, mon estomac crie famine.
La vue du ravier de légumes froids au bouillon qui m’est servi en préambule me transporte : crosses de fougère, pousses de lis, pousses de momijigasa et fleurs de colza.
C’est le printemps qui déboule dans mon assiette et m’invite à faire un festin. Sous la texture ferme, une tiède douceur. La saison s’installe en silence.
Le défilé de tempuras s’ouvre sur des crevettes, suivies de shirauo.
La chair fine de ces minuscules éperlans translu- cides frits craque d’abord sous la dent avant de laisser se déployer un soupçon d’amertume.
« Aujourd’hui, ils viennent du lac Shinji. Tout le mois de mars, je me fournis à Akô dans le Banshû ; après, ceux de Matsushima sont meilleurs », m’explique le patron.
Les zones d’approvisionnement évoluent avec le temps car les tempuras exaltent la saveur naturelle des aliments. Les meilleurs cuisiniers sont sensibles au passage des saisons.
« Tenez, des pousses d’angélique du Japon. »
Le bourgeon ovale, bien dodu, s’immobilise sur la feuille de papier absorbant. Je l’attrape sans attendre entre mes baguettes et le porte à mes lèvres. Le fais rouler sur ma langue pour éviter de me brûler, savou- rant la friture minute. D’un coup de dents, je vaincs la tendre résistance qu’il m’oppose et ses parfums monta- gnards se déploient sur mon palais.
Submergée par l’émotion, je ferme les yeux ; soudain, à mes côtés, un murmure s’élève : « Ça a toute la fraî- cheur d’une première fois, n’est-ce pas ? »
Celui qui parasite ma dégustation avec cette formule censée le faire passer pour un connaisseur, c’est le jeune Y., fort de vingt et quelques années de labeur au sein de la maison d’édition Bungeishunju (le jeune Y. étant aujourd’hui père d’un enfant, je devrais plutôt dire l’ex- jeune Y., mais pour éviter les complications, nous nous en tiendrons à cette appellation contrôlée forgée par le mangaka et essayiste Shôji Sadao).
« Maintenant que je suis adulte, j’apprécie la saveur des pousses d’angélique, reprend-il. Ça me rappelle que cette année encore, le printemps est de retour, et que moi aussi, il faut que je m’active. »
Exactement. Plus on prend de l’âge et plus on a envie de joindre les mains devant le soleil quand reviennent les pousses d’angélique.
Un printemps de plus au compteur…
Les bourgeons qui pointent à l’extrémité des branches, sous leur armure de solides épines acérées, sont à la lettre une « première fois ». Cueillez-en un deuxième et la branche fanera, dit-on, car cet arbre est très sensible. Pour M. Iwai, originaire du département d’Iwate, l’angélique du Japon a toujours fait partie du paysage : « Un jour où nous avions grimpé dans la colline derrière le terrain de sport pour sécher l’entraînement de baseball, l’arbre contre lequel je me suis appuyé m’a piqué le dos. J’ai bondi de douleur. C’est un grand qui m’a appris que ces bourgeons étaient drôlement bons en tempura. »
Ils sont aujourd’hui pour lui un allié précieux qui annonce l’arrivée du printemps.
« Parmi les plantes sauvages, les meilleures en tempura sont celles qu’il faut faire blanchir si on veut les cuisiner autrement. La friture transfigure ce qu’elles ont d’âcre, d’amer et d’âpre, le transforme en saveurs délicates. »
Une douceur enrobée d’une pointe d’amertume s’installe sur votre langue, et l’angélique du Japon se pavane : « C’est bon, hein ? »
Pour continuer, des shiitakés. Du sillago. Des pousses de bambou.
Les pousses de bambou bien dorées sont frites à cœur. Tant pis si je me brûle, je plonge dans le sel la pointe du petit cône en forme de chapeau pointu et l’enfourne dans ma bouche.
Ça croque sous la dent.
IWAI, GINZA
UN VRAI
PLAISIR ! ON CROIRAIT
CROQUER LE PRINTEMPS.
Le craquement de la première bouchée me résonne aux oreilles. La vie nourrie loin sous terre durant tout l’hiver, lentement frite à l’huile, révèle ses saveurs avec une netteté incroyable.
Les tempuras, c’est vraiment un plat de luxe. Chaque produit sélectionné est patiemment frit par un profes- sionnel. Qui met à votre service toutes ses sensations, visuelles, olfactives et tactiles, ainsi que son expérience. Tentez de l’imiter chez vous, vous serez loin du compte ! Savoir frire à point chaque aliment, à une infime ou une énorme différence près, relève du tour de force.
« Tenez, de l’oursin. »
Changement de perspective : voici de l’oursin enrobé d’algue nori. Sans hésiter, je croque, libérant le contenu brûlant et onctueux. Un goût puissant, velouté, enve- loppé d’un nuage d’iode, déferle sur mon palais. C’est tellement bon qu’un instant, je ferme les yeux.
Le jeune Y., penché en avant, brise le silence.
« Ce ne serait pas… » murmure-t-il.
Vite, je jette un coup d’œil derrière le comptoir : dans le plat, une petite montagne vert tendre.
« Des pétasites du Japon ? ! »
C’est le point d’orgue du repas ; les yeux rivés sur ses mains, je regarde M. Iwai immerger une pousse de péta- site dans la pâte à tempura en commentant, l’air tendu :
« Pour celles-là, j’ai besoin d’être concentré. »
La pétasite enrobée de pâte atterrit dans l’huile de friture. Une, deux, trois secondes se sont écoulées quand il plonge ses baguettes dans la friteuse, saisit la pousse et se met à la secouer de haut en bas, toujours dans le bain d’huile. Instantanément, de fines bulles dorées remontent et l’huile se dilate dans un grésille- ment, pareille au cratère d’un volcan en éruption.
« Quand on secoue la pousse, le calice s’ouvre ; il faut le déployer pour le faire frire. Comme ça, il est cuit à cœur mais la pâte reste croustillante. »
Impossible de détacher le regard de ses mains.
« Voilà, des pousses de pétasite du Japon. Bon appétit. »
Un soupir d’aise m’échappe. On dirait un soleil. Les sépales triangulaires du calice, les bras grands ouverts, forment une ronde. Mais pourquoi limiter ce plaisir aux yeux ? Vite, quelques grains de sel et je croque ferme- ment dans mon tempura…
Sur mon palais, un souffle de printemps. Cette bouchée, un concentré de saveurs légèrement amères, est renversante. La conversation s’est éteinte. Le jeune
Y. a quasiment les larmes aux yeux : « Ce serait du gâchis de parler. Dès qu’on ouvre la bouche, les arômes s’enfuient. »
Comme pour nous porter le coup de grâce, des palourdes d’Aichi nous sont servies.
Le printemps gagne aussi la mer. Au fur et à mesure que l’eau se réchauffe, les coquillages grossissent. Les palourdes arrivées au terme de leur croissance, bien charnues, sont frites avec des légumes. Je trempe dans de la sauce soja pure le tempura à peine sorti de la friture, lourd en main, et mords dedans: la texture est ferme en bouche. Plus on mastique, plus les saveurs se déve- loppent. L’heure n’est décidément pas à la conversation. Pour finir, virage à 180 degrés avec de la racine de lotus : on termine sur du croquant. Je me sens comme si j’avais écouté de tout mon corps la mélodie du
printemps.
« J’aurais bien aimé vous servir également des pousses d’aralie du Japon, mais c’est un peu trop tôt. En avril, il
y aura aussi le calmar à grandes nageoires dont le goût s’affirme de plus en plus. Et puis l’alevin de truite ayu, les fèves… »
Accueillons la saison nouvelle en la dégustant.
Shunbun : équinoxe de printemps (autour du 21 mars)
La brise printanière souffle. Malgré la douceur, les bourrasques se succèdent. Ce vent annonciateur du printemps, c’est celui qui, dit-on, à la mort du Bouddha, est venu l’emporter vers le paradis de la Terre pure.
Un rayon de soleil m’a entraînée jusqu’à Kamakura. J’ignore pourquoi, mais quand la lumière se fait plus éclatante, c’est là que me portent mes pas. Peut-être parce que, dans cette ville aux multiples temples, tout près de la mer étincelante, règne une atmosphère relaxante.
A la descente du train en gare de Kamakura, quelle surprise ! Nous avons beau être en semaine, la place de la gare est noire de monde.
« On a tous eu la même idée, dirait-on », remarque le jeune Y. en ouvrant de grands yeux ronds.
En avant toute ! Chacun espère goûter en avant-pre- mière aux saveurs printanières. Un bus nous amène jusqu’à notre objectif du jour.
Nous descendons à l’arrêt « Temple Kômyô-ji ». Le littoral de Zaimokuza est à portée de main. Il tire son nom (« la guilde du bois ») de la prospérité que lui a valu, dans les premières années du bakufu, au xiie siècle, son statut de port où transitaient de grandes quantités de matériaux, à commencer par le bois de construction.
Dans la brise marine dansante, je franchis les portes du temple, surmontées du nom de la montagne à laquelle il s’adosse, Tenshôzan, superbement calligraphié ; sous le ciel bleu, quelques fleurs de cerisier sont épanouies ici et là.
Le Kômyô-ji a été fondé en 1243 par Ryôchû, le troi- sième père de l’école bouddhique Jôdo-shû dont c’était autrefois le temple principal dans la région du Kantô. Et si nous sommes aujourd’hui en ce lieu historique, c’est pour une raison précise.
Nous sommes venus manger de la cuisine bouddhique.
Un peu embarrassée par ma gourmandise invé- térée, je me rappelle que les shôguns Tokugawa avaient consacré le temple Kômyô-ji à l’étude. Je vais pour ma part déguster de la cuisine bouddhique avec une réelle gratitude pour les bienfaits de la nature, en ce tout début de saison. Voilà dans quel état d’esprit élevé je franchis les portes du temple.
On nous conduit sans attendre dans la salle des lotus, avec vue sur l’étang couvert de fleurs. Le silence règne sur le paysage impeccable. Soudain, un chant mélodieux s’élève : « Hô-ho-ke-kyo ! »
C’est celui, si célèbre au Japon, de la bouscarle chan- teuse. Ses trilles parfaitement maîtrisés sont enchanteurs.
« Ah, quel bonheur ! Le printemps à Kamakura, c’est vraiment autre chose », s’extasie le jeune Y. Assis sur ses talons dans une posture formelle – cela fait longtemps que cela ne lui est pas arrivé –, il se tient bien droit, face au plateau laqué posé devant lui.
« C’est la première fois que je fais exprès le déplace- ment pour manger de la cuisine bouddhique, reprend-il. En général, on ne se dit pas, en sortant du bureau,
“Tiens, et si ce soir on allait manger bouddhique ?”, n’est-ce pas ? »
Il est complètement à côté de la plaque. Nous ne sommes pas venus boire un coup sous les cerisiers en fleur en grignotant. Aurait-il oublié que nous avons fait le chemin jusqu’à Kamakura pour accueillir comme il se doit la saison à laquelle tout renaît ? Je m’apprête à le lui rappeler lorsque la porte coulissante s’ouvre sans bruit.
« Bienvenue au temple. »
C’est un moine en habit de travail qui nous salue, assis bien droit dans un coin de la pièce.
« Nous allons réciter ensemble quelques mots de bénédiction avant de commencer le repas. »
Sur l’envers de l’étui à baguettes frappé de l’ins- cription baguettes de l’exégète figure la formule de bénédiction.
Nous joignons les mains.
Nous recevons cette nourriture
Dans le respect des bienfaits de la nature Et avec gratitude pour le travail accompli. Après dix incantations
Commençons le repas.
Les mains toujours jointes, nous nous inclinons profondément. Ensuite, les mets nous sont servis sur le plateau laqué.
Menu de l’exégète
Assiette plate : haricots noirs, confit de légumes du Kômyô-ji, gingembre myôga au vinaigre doux, fèves « à la jade ».
Assiette creuse : peau de tofu, taro, aubergine pelée, algues hijiki à la pâte de gluten, pois mange-tout.
Assiette plate : roulé de peau de tofu fraîche au concombre et garniture, fleurs de wasabi.
Assiette plate : tempuras bouddhiques (angélique du Japon, aubergine, potiron).
Coupelle : haricots verts au miso de sésame.
Petite coupelle : tofu au sésame (wasabi et sauce soja parfumée).
Bol à riz : riz aux légumes.
Soucoupe : trois légumes en saumure.
Bol à soupe : soupe de patates douces (patates douces, radis daikon, carottes, lamelles de tofu frit, bardane, poireau).
Tous les plats sont préparés avec le plus grand soin pour mettre en valeur les saveurs propres à chaque légume. L’éclat des sublimes haricots de soja noirs aux formes régulières laisse deviner qu’ils ont été longue- ment mis à tremper avant de mijoter à petit feu. Le rouge du gingembre myôga est vivifié par un filet de vinaigre doux et le vert des fèves conserve tout son éclat, comme le promet la préparation « à la jade ».
C’est Ueda Takashi, le chef du restaurant Miyokawa à Kamakura, qui prépare les repas du Kômyô-ji. Quand j’ai appris qu’il n’avait que vingt ans, je n’en suis pas revenue. A un si jeune âge, consacrer ses journées à la cuisine bouddhique n’est pas à la portée de tout le monde. Il montre une maîtrise parfaite de l’art du bouillon.
« Les algues kombu viennent de Hokkaidô et les shii-
takés séchés de Kyûshû. Pour le bouillon, j’utilise une cinquantaine d’algues et environ quatre-vingt-dix cham- pignons. En cuisine bouddhique, il est d’usage de préparer un bouillon goûteux, bien charpenté, qui sert ensuite pour tout un tas de plats, comme la soupe et les plats mijotés. » Le bouillon est si savoureux qu’on ne s’en lasse pas.
Le tofu au sésame, vedette de la cuisine bouddhique, fait lui aussi l’objet d’un soin particulier.
« Le sésame, grillé la veille, est pilé au mortier puis délayé avec un bouillon à la fécule de kudzu et à l’algue kombu. Ensuite, on le presse avant de le brasser sur le feu. Il faut bien mélanger, sinon des grumeaux se forment aussitôt que le tofu prend, c’est une opération délicate. Il m’est arrivé plus d’une fois de me brûler parce que la pâte, figée, était difficile à travailler. »
Griller, piler, brasser. La saveur du tofu au sésame, c’est l’essence de la cuisine bouddhique. Savourer les mets en songeant avec reconnaissance au temps et à l’ef- fort nécessaires à leur préparation est une autre façon de goûter la nourriture, un rappel bienvenu.
Je savoure le thé et les petits gâteaux du Kômyô-ji, les yeux sur l’étang aux lotus de l’autre côté de la fenêtre. Les cerisiers vont bientôt fleurir, puis, dès les premiers jours de l’été, ce sera au tour des fleurs de lotus de déployer leurs grands pétales.
C’est alors que réapparaît le moine de tout à l’heure :
« Récitons ensemble la formule d’après le repas. » Une nouvelle fois, nous joignons les mains.
Notre repas terminé, l’esprit et le corps comblés, Nous reprenons nos activités
Et nous nous engageons à honorer ce don. Récitons dix incantations
En remerciement pour ce repas.
Dans l’enceinte du temple, des chats font la sieste ici et là. Nous les dépassons en prenant garde à ne pas les réveiller pour gravir le sentier qui mène à la colline derrière le temple ; soudain, la vue se dégage. Le littoral de Zaimokuza s’étend sous nos yeux. Au loin, sur les flots calmes baignés par le soleil printanier, se dessine gaie- ment l’île d’Enoshima. C’est décidé : aujourd’hui, je vais rapporter des sablés en forme de pigeon de chez Toshimaya.
TEMPLE KÔMYÔ-JI, KAMAKURA
NOUS RECEVONS CETTE NOUR- RITURE
DANS LE RESPECT
DES BIENFAITS DE LA NATURE
ET AVEC GRATITUDE POUR LE TRAVAIL ACCOMPLI.
COM- MENÇONS LE REPAS
MIAOU
L’ESPRIT ET LE CORPS COMBLÉS
19
Seimei : floraison (autour du 5 avril)
Les cerisiers sont en fleur. Le soleil est plus vif, le ciel d’un bleu pur. L’arrivée prochaine des hirondelles me pousse à partir à la recherche de jeunes pousses et de plantes sauvages.
Chaque changement de saison rappelle à mon esprit un petit restaurant : le Nanakusa dans le quartier de Shimokitazawa, à Tokyo.
Au pied de l’escalier extérieur en bois qu’on descend d’un pas sonore luit une douce lumière orangée. Derrière les petites fenêtres règne une atmosphère paisible. Des légumes de saison vous accueillent d’un signe de la main. Préparés par la chef et propriétaire Maezawa Rika, ils sont doux au palais, apaisants, avec leurs saveurs franches.
En ce moment, quels légumes, quels goûts m’attendent chez Nanakusa ?
Cette question qui vous turlupine, c’est la force de ce restaurant.
D’emblée, l’excitation est à son comble. Le premier plat servi est toujours un velouté. Je soulève le couvercle du bol laqué qui révèle un blanc crémeux. De quel légume s’agit-il aujourd’hui ?
1. Velouté aux oignons nouveaux.
Quelle surprise ! Les veloutés de pommes de terre, de carottes ou de navets sont des habitués de la carte de Nanakusa, mais des oignons nouveaux… Je porte le bol à mes lèvres, la texture est onctueuse en bouche. La saveur légèrement sucrée de l’oignon de printemps se répand dans mon organisme. Le piquant du poivre grossièrement moulu en fait ressortir la douceur.
« Encore un goût que je ne connaissais pas. Eh bien, après les tempuras et la cuisine bouddhique, je vais de surprise en surprise. » Le jeune Y., attablé vis-à-vis de moi ce soir encore, affiche déjà son admiration. C’est un plaisir de le voir toujours exprimer sans fard son étonne- ment et son enthousiasme. Il reprend :
« J’aime bien les herbes sauvages, mais quand on a goûté ainsi aux légumes de printemps, on voit bien qu’eux aussi sont particuliers, n’est-ce pas ? »
Minute papillon ! Ce n’est que le début, Nanakusa va
vous en mettre plein la vue.
2. Salade au sésame vinaigré : aralie du Japon, pousses de lis plantain, aster yomena, lichen de roche.
Le croquant de l’aralie, le moelleux du lis et la rugosité de l’aster : les diverses textures se marient agréablement, liées par le sésame et le vinaigre, attirant irrésistiblement les baguettes à elles.
3. Cubes de tofu en friture au miso blanc, pétasite du Japon et moutarde karashi.
DES ARÔMES À SAVOURER
HERBES SAUVAGES DE PRINTEMPS
NANAKUSA, SHIMOKITAZAWA
SAVEURS PRINTANIÈRES
Quelle mise en scène parfaite ! L’association rustique du miso blanc et de la pétasite, voilà un moyen inégalé de capturer le printemps. Un arôme sauvage, généreux, se faufile dans mes narines.
4. Légumes froids au bouillon : pois gourmand, asperge, tête-de-violon, feuilles de colza.
Le pois gourmand craque sous la dent, l’asperge est croquante, la tête-de-violon bien ferme et les feuilles de colza fondantes. Encore un plat plein d’esprit, avec des légumes aux textures et aux saveurs différentes, rassem- blés sous la bannière d’un même bouillon.
5. Salade : fleurs de wasabi, graines de sarrasin, algues
nori.
Se nourrir de fleurs est un des plaisirs du printemps. Le piquant des fleurs de wasabi aiguillonne les papilles, réconfortées par la douceur des graines de sarrasin. Une attaque corsée qui tombe à pic, au cœur de l’ivresse provoquée par les succulents légumes et le saké.
« Quelles variations rien qu’avec des légumes ! Non seulement on ne s’en lasse pas, mais ça donnerait même le tournis. Je suis conquis », commente le jeune Y.
J’en tirerais presque fierté. L’art de Mme Maezawa dépasse tous les sommets, grâce au printemps, peut- être ? Elle colle à la saison, sélectionne ses produits avec rigueur et les cuisine avec une précision exquise. Du coup, au milieu des fluctuations saisonnières, l’instant s’impose dans toute sa splendeur.
Le hassun, point d’orgue du repas, nous est servi.
6. Hassun : omelette japonaise, pétasite mijotée, calmar luciole en bouillon, radis daikon enrobé de yuzu, crosses de fougère.
Un autre plat tout en modestie, mais qui livre une large palette de textures : tendreté et moelleux de
l’omelette japonaise, croquant de la pétasite, craquant du daikon séché enrobé de yuzu et fermeté de la crosse de fougère. Impossible de résister à une coupe de saké supplémentaire.
7. Mets frit : friture de fèves à la sauce épaisse au gingembre, émincé d’aralie et pousses de renouée persicaire.
Les premières fèves de la saison, frites. Pourquoi la joie de renouer avec un produit grandit-elle avec l’âge ? Peut-être parce que tout en savourant leur chaude chair tendre, l’idée qu’une année déjà s’est écoulée nous pousse à faire le bilan de notre vie, passée et future.
L’heure est enfin venue de goûter à la vraie force de chez Nanakusa.
8. Plat mijoté : travers de porc aux graines de soja, sauce miso.
Un bon plat roboratif, qui en impose. Le travers de porc, de la taille d’un poing d’enfant, trône dans l’assiette. A côté de la viande moelleuse aux reflets profonds, de tendres graines de soja montent la garde. Bien entendu, le jeune Y. est tout sourire :
« Pour tout vous dire, je me demandais si on allait nous servir de la viande, je me disais, quand même, on n’est pas venus manger de la cuisine bouddhique. Quelle bonne surprise ! »
On le sait bien, chez Nanakusa. Tout est prévu.
Pour clore le repas, un bol de riz au poivre du Sichuan. Une saveur rafraîchissante me balaie le palais.
Dans sa cuisine, Mme Maezawa goûte le printemps de ses cinq sens : « Les légumes d’hiver, qui sortent de terre, doivent être épluchés avant de les consommer. Ceux de printemps, eux, sont souvent enveloppés d’une gangue qui leur permet de résister au froid. Les pousses
de bambou, les fèves, les petits pois et la pétasite ont une cosse ou une protection. Quand on les cuisine, on a l’impression de réveiller des produits endormis, de leur dire “Bonjour, c’est le matin !” »
Les légumes de printemps ont aussi la particularité de surprendre, nous dit-elle : « Quand on fait tremper des pois gourmands ou des asperges, ils dégagent une saveur sucrée. C’est même étonnant de voir à quel point ils parfument l’eau. Pour bien garder les arômes printa- niers, j’évite de les blanchir ou de les faire tremper trop longtemps. »
Le corps humain est vraiment bien fait. Certains goûts qui nous laissent de marbre par temps froid suscitent en nous des envies irrépressibles aux premiers redoux. L’âpreté et l’amertume des jeunes pousses et des herbes sauvages chassent de notre organisme les toxines accumulées durant l’hiver. C’est sûrement pourquoi le corps les recherche.
Regain, équinoxe de printemps, floraison et enfin pluies printanières se relaient, signes des progrès de la saison. Puis les premiers jours d’été arrivent. Savourez légumes nouveaux et herbes sauvages, avancez au rythme du printemps et vous apercevrez une lumière, aussi faible soit-elle, au bout du tunnel.
Voilà, le printemps est désormais bien installé.
A CHAQUE JOUR SA BIÈRE
Un jour à Shinbashi
(bôshu : moisson – autour du 5 juin, 24,5 °C)
Salade de tomates. Tofu en tranches frit. Concombres au miso.
Voilà, semble-t-il, le top 3 quotidien des hors- d’œuvre plébiscités par les travailleurs de Shinbashi. Chez Tachinomi Gin, au premier sous-sol du Shinbashi Ekimae Bldg 1, un bar où l’on boit debout, c’est déjà plein à craquer en cette fin d’après-midi. Sur le comp- toir, des raviers en libre-service, tout à 300 yens. A déguster, bien entendu, avec une chope de bière pres- sion à 380 yens.
Glou glou glou, ahhhh !
Ici et là, des soupirs de contentement. Cet immeuble au charme désuet des années 1960, avec ses innom- brables bars et gargotes au rez-de-chaussée et en sous-sol, est le rendez-vous des salarymen. Tampopo, Ofukuro, Sakeke, Kanzashi, Sakurako… chaque établissement vous attire dans ses filets. Sur le panneau d’information à l’entrée de l’immeuble, ces lignes qui vont droit au cœur : Laissez-vous prendre au jeu et vous n’en reviendrez pas… Ici, c’est la république du bien-vivre !
Il fait chaud, une bière ! Après une journée de boulot, une bière. Sans rien de spécial, pour commencer, une
bière. Les lieux bruissent de tous ces alibis. Ici, au diable les conversations pénibles.
« Ça, c’est bien vrai. »
« J’en étais sûr… »
« Tu vois ? »
A Shinbashi, l’important n’est pas ce dont on parle, mais la façon dont on en parle, avec trois phrases qui tiennent lieu de réponse et de relance. Desserrez votre cravate et ouvrez le col de votre chemise, buvez et riez
– l’addition n’atteindra même pas 1000 yens. Tous les soirs, Shinbashi, c’est le paradis sur Terre. Ça fait telle- ment envie qu’à mon tour, je commande une bière sans me poser de questions.
Un jour à Jimbôchô (forte chaleur, 26 °C)
En haut des escaliers de la station de métro Jimbocho, au carrefour de l’avenue Yasukuni, un soleil d’été m’ac- cueille. Je lui souris. Quelle belle après-midi ! Je vais aller voir un vieux film dans une salle d’art et d’essai, et après…
J’avais un livre à chercher dans les librairies d’occa- sion du quartier. Autant faire d’une pierre deux coups, j’ai consulté le programme de mon petit cinéma favori : aujourd’hui, Printemps tardif d’Ozu Yasujirô. Un film de 1949, l’un des volets de la trilogie Noriko. Avec, bien entendu, Hara Setsuko dans le rôle de la fille et Ryû Chishû dans celui du père.
Pour un peu, je me mettrais à parler comme elle :
« Eh bien, à votre avis, lequel aurait ma préfé- rence ? » « Et du takuwan mal coupé, vous n’avez rien contre ? »